Par un arrêt du 26 mars, le Conseil d’État a rejeté fermement les incroyables prétentions de la société ECCF, anciennement Eternit. Condamnée pour « faute inexcusable de l’employeur », la multinationale de l’amiante-ciment espérait alléger sa facture en mettant la moitié des indemnisations à la charge de l’État. Elle a échoué.
Un salarié d’Eternit qui avait travaillé dans l’établissement de Saint-Grégoire en Ille-et-Vilaine de 1974 à 2005 avait été victime d’une maladie professionnelle, dont il est décédé en 2005.
Ses ayants droit avaient obtenu la condamnation de l’employeur pour faute inexcusable et l’indemnisation de leurs préjudices.
Une proposition indécente
Invoquant la carence des pouvoirs publics dans leur mission de prévention, ECCF (ex-Eternit) avait alors demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l’État à lui verser 160 766 euros… en ajoutant 10 000 euros pour le « préjudice moral » que cette société estimait avoir subi !
S’agissant d’une entreprise, condamnée plusieurs centaines de fois par la justice pour avoir fait travailler sans précaution ses salariés dans des nuages de fibres mortelles une telle demande avait quelque chose de sordide et d’indécent.
Elle revenait à exiger une ristourne de 50% sur le prix d’une vie humaine brisée par sa faute.
Le 6 novembre 2014, le tribunal administratif a, malgré tout, fait droit à la demande d’ECCF (sauf pour le « préjudice moral »).
Le 10 mai 2016, devant la cour d’appel de Versailles la veuve du défunt et l’ANDEVA, avertis de l’existence de cette procédure, sont intervenus. Et la demande d’ECCF a été rejetée.
Le Conseil d’Etat n’a pas été dupe
Le Conseil d’État a reconnu depuis une quinzaine d’années la carence des pouvoirs publics dans la catastrophe de l’amiante.
Mais, par cet important arrêt du 26 mars 2018, il a montré qu’il n’était pas dupe.
Il a en effet estimé - comme l’avait fait la Cour d’appel de Versailles - qu’il y avait de la part d’Eternit une « faute d’une particulière gravité délibérément commise, faisant obstacle à ce qu’elle se prévale de la carence fautive de l’État ».
« Une faute d’une particulière gravité »
Il ressort en effet des pièces du dossier que « La société Eternit, spécialisée dans la production d’amiante-ciment depuis sa création en 1922 » avait déjà avant 1977 « une connaissance particulière des dangers liés à l’utilisation de l’amiante ».
Il ressort aussi des témoignages des ouvriers de Saint-Grégoire qu’ils « travaillaient dans une atmosphère fortement empoussiérée d’amiante. » et cela « sans aucune mesure de protection ».
C’est pourquoi le Conseil d’État rejette le pourvoi d’ECCF. Il met par ailleurs à sa charge « le versement d’une somme de 1500 euros » à la veuve ainsi qu’à l’Andeva, dont l’intervention était vigoureusement contestée par l’employeur.
Un autre arrêt attendu pour Latty
La société Latty International, basée à Brou, a suivi le même chemin qu’Eternit en demandant un partage 50-50 avec l’État des conséquences financières de sa condamnation pour faute inexcusable après le décès d’un salarié d’un cancer broncho-pulmonaire en 2008.
En 2014, le tribunal administratif d’Orléans a condamné l’Etat a verser la somme de 127 330 euros à l’employeur fautif.
La cour administrative d’appel de Nantes a considéré que cette société, « dont les employés manipulaient quotidiennement des produits à base d’amiante pour la confection de tresses et de joints d’étanchéité et dont le dirigeant était le président de la chambre syndicale de l’amiante » avait « délibérément commis une faute d’une particulière gravité, qui fait obstacle à ce qu’elle puisse se prévaloir de la faute de l’administration ».
On attend un arrêt du Conseil d’État. Il est permis d’espérer qu’il valide la position de la cour d’appel.
Où en est la jurisprudence ?
Certains employeurs multi-condamnés pour faute inexcusable ont inventé une stratégie pour réduire le coût de leurs fautes : Ils ont demandé aux juridictions administratives un partage des frais 50-50 avec l’État.
Pour les CMN de Cherbourg, le Conseil d‘État a statué en novembre 2015 :
1) Il confirme la faute de l’employeur mais estime que ce dernier peut « se retourner contre l’administration en vue de lui faire supporter pour partie la charge de la réparation » au motif qu’elle a « négligé de prendre les mesures » qui auraient pu « l’empêcher de commettre le fait dommageable ».
2) Pour la période antérieure à 1977 (date de la première réglementation spécifique « amiante »), la Haute juridiction met deux tiers de l’indemnisation à la charge des CMN et un tiers à la charge de l’État qu’il condamne l’État à verser 350.000 euros à l’entreprise.
Pour la période postérieure à 1977, il estime que la société CMN « n’est pas fondée à mettre en cause la responsabilité de l’État » car elle ne prouve pas que les maladies professionnelles de ses salariés trouvent leur origine dans une faute de ce dernier.
3) Un employeur ne peut se retourner contre l’Etat si lui-même a « commis une faute d’une particulière gravité ».
L’Andeva et l’Adeva Cherbourg ont critiqué cet arrêt de 2015 en soulignant que ce partage des frais pourrait s’appliquer demain à toutes les victimes du travail, affaiblissant ainsi toute incitation à la prévention.
L’arrêt Eternit laisse espérer que ce partage ne s’appliquera pas aux entreprises du « premier cercle » (dont l’amiante était la matière première).
Pour les autres il n’est pas certain que le non-partage des responsabilités pour la période postérieure à 1977 et le partage 1/3 - 2/3 avec l’État pour la période antérieure à 1977 leur permettent toujours d’espérer faire de substantielles économies sur le prix de leurs fautes.