Eric Jonckheere, le président de l’association belge des victimes de l’amiante (Abeva) a perdu 4 membres de sa famille atteints d’un mésothéliome, avant d’être lui-même frappé par cette maladie, diagnostiquée il y a deux ans, qui connait aujourd’hui une récidive. Indemnisé par le Fonds amiante, il a décidé avec le soutien de l’Abeva, d’aller en justice pour obtenir une réparation intégrale de ses préjudices et tenter de faire évoluer la jurisprudence. Le jugement historique rendu en première instance le 27 novembre 2023 lui a donné raison, en reconnaissant la faute intentionnelle d’Eternit. Il ouvre la voie à une évolution majeure de la jurisprudence jusqu’ici défavorable qui pourrait bénéficier à toutes les victimes du travail en Belgique.

« En Belgique, explique Éric Jonckheere, quelle que soit l’origine de sa contamination (professionnelle, environnementale, travailleur indépendant), toute personne souffrant des maladies de l’amiante indemnisables peut recevoir une réparation forfaitaire du Fonds Amiante (AFA), sans avoir à prouver l’existence d’une faute de l’employeur.

En contrepartie, l’employeur jouit d’une « immunité civile » : le travailleur, en tant que victime ne peut pas intenter une action en responsabilité civile contre lui.

Une exception : l’employeur perd cette immunité civile, si la victime démontre qu’il a commis une « faute intentionnelle ». Elle peut alors agir contre lui en justice.

La procédure est complexe et semée d’embûches. C’est pourtant ce que nous allons tenter, en espérant faire bouger la jurisprudence. Et par ricochet, faire bénéficier les milliers de victimes, présentes et à venir, d’un nouveau jugement. »

En France, des milliers d’actions en « faute inexcusable de l’employeur » ont été gagnées par des victimes ou des ayants droit. En Belgique - où la faute inexcusable à la française n’existe pas - la reconnaissance d’une « faute intentionnelle » se fonde sur une volonté de nuire  et la conscience de provoquer un dommage.

La pertinence de ces critères jurisprudentiels a été au coeur des débats, à l’audience du 6 novembre.

Les avocats de la défense ont expliqué que l’intention des dirigeants d’Eternit n’était pas de faire mourir des gens ni d’altérer leur santé et qu’il fallait tenir compte de l’état des connaissances à l’époque.

Les avocats d’Éric ont rappelé que, dès les années 60, la cancérogénicité de ces fibres avait été démontrée par des scientifiques. Les dirigeants d’Eternit ne pouvaient ignorer leur dangerosité. Ils ont sciemment minimisé voire nié les risques, en trompant les salariés et l’opinion publique. 

Ils ont torpillé des alternatives techniques sans danger parce que l’amiante coûtait moins cher.

Leur moteur n’était pas l’intention de nuire. Il était d’engranger un maximum de profit, en prolongeant cette production mortifère le plus longtemps possible. Ils assumaient sans état d’âme les conséquences prévisibles de cette stratégie sur la santé et la vie de milliers d’êtres humains. 

C’est cette faute, commise en pleine conscience que le jugement du 27 novembre a qualifié de faute intentionnelle. Une évolution de la jurisprudence à confirmer.

 


 

UNE FAMILLE DÉCIMÉE PAR L’AMIANTE D’ÉTERNIT

Eric Jonckheere a perdu quatre êtres chers, décédés d’un mésothéliome :   son père, Pierre (en 1987), sa mère, Françoise (en 2000) puis deux de ses frères, Pierre-Paul (décédé en 2003 à 43 ans) et Stéphane (décédé en 2009 à 44 ans).  Chacun des deux laissait une veuve et trois orphelins...

Pierre était ingénieur dans l’usine d’amiante-ciment Eternit à Kapelle. Cétait une victime professionnelle, mais ni Françoise, ni Pierre-Paul, ni Stéphane n’avaient jamais mis les pieds dans cette usine. Ils en étaient seulement voisins.

Eric a dû vivre en sachant qu’il avait dans les poumons une « pieuvre endormie ». Le 4 février 2021 - 42 ans après qu’il a eu quitté le village de son enfance - la pieuvre s’est réveillée : il a su qu’il avait un mésothéliome.

« Lorsqu’on m’a annoncé que j’avais la maladie, il a fallu agir très vite. Je fais partie des 5% des victimes de l’amiante qui sont opérables. Le mésothéliome est un cancer qui attaque la plèvre pulmonaire. Quand l’état du patient le permet, on lui enlève les plèvres pour préserver le poumon. Au- jourd’hui, je me sens diminué, abîmé »

 


Un combat judiciaire sur plusieurs générations

La première action contre Eternit fut lancée par Françoise Van Noorbeeck Jonckheere, la mère d’Éric, qui eut le courage de refuser le chèque que lui offrait l’entreprise pour acheter son silence après le décès de son mari.

Elle fut aussi co-fondatrice de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante en Belgique (l’Abeva)

Après son décès en 2000, ses fils survivants continuèrent son combat qui déboucha sur une belle victoire judiciaire en 2011, confirmée en appel le 28 mars 2017, après 17 années de procédure.

Ce jour-là, des associations de victimes de l’amiante de six pays (Espagne, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Suisse) étaient venues à Bruxelles exprimer leur solidarité. Dans un communiqué commun avec l’Abeva, elles saluèrent l’arrêt historique de la Cour d’appel : pour la première fois en Belgique un tribunal condamnait Eternit et donnait raison à une victime environnementale. Malgré la faiblesse des indemnisations accordées, l’essentiel était acquis : la responsabilité fautive de la société était reconnue.

Le 28 avril 2022, Éric Jonckheere, victime à son tour d’un mésothéliome, a pris la suite, en citant Eternit à comparaître devant le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles.  Indemnisé par le Fonds amiante, il a demandé une réparation intégrale de ses préjudices. Cette fois-ci les dirigeants de la multinationale n’ont pu échapper à leurs responsabilités, en s’abritant sous le parapluie de l’immunité civile. Ils ont commis une faute grave, en pleine conscience de ses conséquences prévisibles.

A l’audience du 6 novembre 2023, Jan Fermon et Quentin Marissal, les avocats d’Eric, en ont fait la démonstration, en s’appuyant sur l’arrêt du 28 mars 2017.

 


Les attendus d’un jugement qui fera date

« En d’autres termes, [Eternit] a choisi de poursuivre sans autre forme de procès son comportement générateur de risques - et bien sûr peut-être très lucratif – en acceptant que certains de ses employés, leurs familles et les personnes vivant à proximité de l’usine soient affectés par une forme de cancer. Cette probabilité que divers cancers de l’amiante se manifestent au fil du temps dans la population en cause était si élevée qu’elle devait être qualifiée de « risque quasi-certain (…) Il était cependant certain à l’époque qu’il y aurait des victimes si aucune mesure n’était prise. »

Le Tribunal relève ainsi que « l’exploitation [de l’usine de KapelIe-op-den-Bos] s’est déroulée d’une manière qui a entraîné la dispersion à grande échelle de fibres d’amiante de manière incontrôlée et incontrôlable, tant à l’intérieur de l’usine que dans ses vastes environs. ».

Le Tribunal stigmatise également les efforts d’Eternit pour dissimuler le caractère nocif de l’amiante qu’il qualifie de « manipulations systématiques » et de « déformations délibérées des faits ».

Le Juge estime que ces éléments permettent de considérer qu’Eternit a bien commis une faute intentionnelle.

Ce jugement caractérise correctement le comportement d’Eternit et permet que le pollueur devienne le payeur.

Il n’était pas admissible que la collectivité doive payer seule, via le Fonds amiante, pour les agissements d’industriels sans scrupules. Ce jugement profitera à toutes les victimes du travail.


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°72 (janvier 2024)