Bourré d’amiante et de produits toxiques, l’ex porte-avions Foch, devenu le São Paulo, a été interdit de séjour en Turquie
Le 26 août 2022, le gouvernement turc a refusé l’entrée dans ses eaux territoriales de l’ex-porte-avions français Foch. Construit à la fin des années 50, ce navire de guerre, frère jumeau du Clemenceau, avait été conçu à la même époque et sur le même modèle. L’amiante n’était alors pas interdit. Les deux navires en ont été truffés. En 2000, la France revendit le Foch au Brésil qui le rebaptisa São Paulo. Deux décennies plus tard, le ministère brésilien de la Défense décida de se débarrasser de ce navire de guerre aussi vieux que coûteux, en organisant une vente aux enchères.
La mise fut remportée par une société de ferrailleurs turcs (Sök Denizcilik), dont le fonds de commerce est le démantèlement de navires en fin de vie pour en récupérer les tôles d’acier et les revendre avec un substantiel bénéfice. Tractée par un remorqueur néerlandais, la coque du navire vouée à la casse avait donc quitté Rio de Janeiro, le 4 août, pour son dernier voyage.
Si tout s’était passé comme prévu, la coque aurait été démantelée dans un chantier naval d’Aliaga, près d’Izmir.Mais l’arrivée de cette coque bourrée d’amiante et de produits toxiques s’est heurtée à une opposition massive de la société civile en Turquie. Des ONG ont alerté les pouvoirs publics et saisi la justice pour que soit stoppé ce transfert illégal qui violait la Convention de Bâle (sur les mouvements transfrontaliers de déchets toxiques) ainsi que le protocole d’Izmir (sur la prévention de la pollution de la Méditerranée).
Interdit de séjour par le gouvernement turc, le « navire des damnés » a dû faire demi-tour.
Dans un article intitulé « le São Paulo, patate chaude internationale »1, Laurie Kazan-Allen, coordinatrice du secrétariat international Ban Asbestos, souligne l’importance des réactions : « Le tollé international provoqué par le voyage du navire – qualifié le 30 août 2022 par le journaliste Peter Suciu de « voyage des damnés » – vers un chantier de démantèlement à Izmir a été colossal. En Turquie, il y a eu des rassemblements publics et des manifestations très médiatisées, de multiples réunions politiques, une pléthore de communiqués de presse d’ONG et d’organisations menant des campagnes, ainsi que des dizaines d’articles et de reportages, sans parler d’une avalanche de publications sur les réseaux sociaux.
En dehors de la Turquie, une coalition de groupes représentant des écologistes, des militants de la santé et de la sécurité et d’autres représentants de la société civile s’est unie pour souligner l’illégalité des actions du Brésil qui a autorisé le navire à naviguer malgré le fait que l’exportation d’un navire chargé d’amiante, de PCB, de plomb, de peinture au cadmium ainsi que d’éventuelles traces de matières radioactives était contraire aux protocoles et traités internationaux (...)
Des articles de journaux et des articles en ligne dénonçant un « trafic criminel de déchets parrainé par l’État » ont été publiés en France, au Brésil, en Allemagne, en Grèce et en Algérie, dans les états du Golfe et ailleurs. »* * *
« L’annulation du ministère turc résulte très directement de la mobilisation citoyenne de ces dernières semaines », s’est félicité l’avocat Arif Ali Cangi, membre du collectif d’associations écologistes et de chambres professionnelles d’Izmir qui a lancé une action en justice contre le ministère. « Il y a deux jours encore, le ministre affirmait que le bateau était propre ! » a-t-il rappelé.
« Le São Paulo n’était plus un navire, c’était un déchet toxique... »
Il a été exporté en violation flagrante du droit international
Une multitude de substances dangereuses
L’inventaire des matières dangereuses (Inventory of Hazardous Materials - IHM) est une information préalable à tout démantèlement d’un navire. Pour le São Paulo, l’IHM réalisé par la société spécialisée Grieg Green évoque la présence d’amiante, de polychlorobiphényles (PCB), de plomb, de cadmium et de produits radioactifs.
Des quantités fortement sous-estimées
Le Foch et le Clemenceau ont été construits à la même époque et selon le même modèle.
Sur le Foch l’inventaire de Grieg Green n’a trouvé que 9,6 tonnes d’amiante. Sur le Clemenceau, une expertise commandée par Greenpeace il y a 20 ans avait recensé 760 tonnes d’amiante (soixante dix-neuf fois plus) ! Un écart aussi énorme entre les deux navires jumeaux hypothèque la crédibilité de l’IHM de l’ex-Foch / São Paulo.
Une violation du droit international
Les ONG ont dénoncé l’illégalité de ce voyage de 6000 milles à travers l’Atlantique jusqu’à Aliaga en Turquie.
Ainsi le NGO Shipbreaking platform par exemple souligne dans un communiqué du 17 août que le navire « a été exporté en violation de la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination, ainsi que de la Convention de Barcelone pour la protection du milieu marin et de la région côtière de la Méditerranée.
Il va également à l’encontre des souhaits des communautés locales en Turquie, qui considèrent l’arrivée imminente et la démolition du navire comme une menace toxique inacceptable ».
Le maire d’Izmir souligne à juste titre que le São Paulo qui ne peut voyager que tiré par un remorqueur n’est plus un navire, mais une simple coque ayant le statut de déchet toxique.
La responsabilité morale de la France est engagée
L’affaire ne se limite pas à un problème entre le Brésil et la Turquie. C’est la France qui a construit le Foch. Sa responsabilité morale est engagée.
Il y a trois ans, en octobre 2019, avant même que le São Paulo ne soit vendu aux enchères, Eliezer João de Souza, président de l’association Abrea, et l’ingénieure Fernanda Giannnasi écrivaient à Emmanuel Macron : « Nous demandons de toute urgence l’intervention du gouvernement français ».
Qualifiant le São Paulo de « véritable dépotoir toxique », ils écrivaient : « Le Brésil, lors de la vente de ce navire, doit obligatoirement retirer tout l’amiante qu’il contient, afin d’éviter d’envoyer des déchets à des populations plus vulnérables qu’aucune loi ne protège de la contamination par des déchets toxiques. Rappelons qu’en France, une bataille judiciaire des associations avait réussi à empêcher que le porte-avions Clemenceau ne soit désossé en Inde par des « désamianteurs aux pieds nus ».
Les auteurs de la lettre rappelaient qu’une clause de l’appel d’offre précise que la vente ne peut avoir lieu sans l’aval de la France. (voir Bulletin de l’Andeva N° 62)
Aujourd’hui la France a le devoir de s’assurer que le démantèlement de ce navire se déroule dans des conditions conformes au droit international, dans le respect de la santé des ouvriers. Vu les incertitudes sur la nature et les quantités des substances dangereuses, la France a l’obligation morale de transmettre immédiatement les plans détaillés de ce navire qui sont toujours en sa possession.
Soutien au combat de Fernanda
Les errances du São Paulo ont donné du gouvernement brésilien une image exécrable. Il s’en mord les doigts aujourd’hui, mais c’est à lui qu’incombe l’entière responsabilité de la situation.
« Tout cela aurait pu être évité s’il y avait eu transparence et légalité dans le processus depuis le début, lorsque l’avis public concernant la vente aux enchères du porte-avions a été publié pour la première fois, a déclaré Fernanda Giannasi, ingénieure et porte-parole de l’Association brésilienne des exposés à l’amiante (Abrea)
Elle dénonce la politique suivie par l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables (ILABAMA) qui aurait dû refuser de laisser partir ce navire dans des conditions « non conformes aux conventons internationales dont le Brésil est signataire».
Dans un pays comme le Brésil qui connaît une situation politique tourmentée, il faut un certain courage pour s’opposer au départ du São Paulo vers la Turquie. Fernanda ne l’ignore pas. Elle a été victime d’un piratage informatique de ses ordinateurs. et de ses comptes en banque et reçoit des appels téléphoniques bizarres.
Le policier spécialisé qui a pris sa plainte l’a incitée à la vigilance, dans une affaire qui met en jeu de puissants intérêts financiers, chez les industriels de la ferraille et chez la mafia des trafiquants de déchets toxiques. On sait aussi que la marine est sur les dents et qu’elle a des moyens.
Le mouvement anti-amiante international, solidaire de Fernanda, suit l’affaire de près.
Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°69 (octobre 2022)