Lucas Schifres, journaliste et photographe, s’était rendu une première fois à Alang, en Inde, en février 1998. À cette époque Alang était la plus grande casse de bateaux du monde, mais n’était ni très connue ni très surveillée. Les ouvriers démolissaient les navires quasiment à mains nues. Personne ne se souciait de leur sécurité ni de protection de l’environnement. Les morts accidentelles étaient fréquentes.
La même année, un scandale éclata aux États-Unis : la marine américaine projetait d’envoyer des navires de guerre pour y être démolis. Elle dut renoncer. Greenpeace fit campagne sur le non-respect de la sécurité à Alang.
La situation a-t-elle radicalement changé depuis sept ans ? Les conditions sont-elles maintenant réunies pour désamianter un porte-avions de 24 200 tonnes sur cette plage sans mettre en danger la vie et la santé des travailleurs indiens ? C’est ce que soutient le gouvernement qui présente le transfert du Clemenceau comme une opération exemplaire. L’Andeva a voulu en avoir le cœur net, en recueillant des informations à la source. Elle a donc financé les frais de voyage de Lucas Schifres qui s’est rendu pour la seconde fois enInde en mai 2005, pour y enquêter en toute indépendance.
Enquête difficile, car l’accès du site est fermé aux écologistes et aux médias. Mais la bonne étoile des journalistes veillait sur lui : le jour même de son arrivée, Shree Ram - la société chargée de désamianter le Clemenceau - avait prévu de laisser filmer son chantier de démolition par une agence de communication indienne. Cette vidéo devait servir la cause de l’État français dans le procès qui l’oppose à l’Andeva en prouvant que le désamiantage s’effectuerait en toute sécurité.
Sans dissimuler sa qualité de journaliste, Lucas s’est joint à la visite et a pu assister au tournage qui ne montrait que le bon côté des choses. Il a, lui aussi, photographié les masques, les combinaisons et les consignes de sécurité fraîchement peintes qu’on présentait à l’agence de communication. Mais, soucieux d’exercer son métier, il a aussi cherché à en savoir plus sur les méthodes utilisés jusqu’ici, le confinement des espaces de travail, la formation des ouvriers et des responsables, la destination et le traitement des déchets...
Pour cela, il a interviewé le patron de Shree Ram en personne. Son enquête l’a aussi mené au Gujarat Pollution Control Board, et au centre de traitement des déchets dangereux GEPIL… Nous lui ouvrons ici les colonnes du bulletin de l’Andeva où il s’exprime en toute indépendance. À la suite de son reportage, nous publions le point de vue de l’Andeva sur les informations et les images qu’il a rapportées.
François Desriaux
Deuxième texte bafoué par la décision de transférer la coque du Clemenceau en Inde, le règlement de la Communauté économique européenne (CEE) n° 259/93,adopté par le conseil des ministres du 1er février 1993.
Il prévoit en effet en son article 14 que « sont interdites toutes les exportations de déchets destinés à être éliminés »… Et considère le non respect de cet article comme un « trafic illégal ».
Ce texte correspond bien au cas du Clemenceau, notamment en ce qui concerne la qualification de déchets et aux interprétations qu’en a donné la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE).
Troisième réglementation en cause : l’article L. 541-40 du Code de l’Environnement. Il prévoit que l’exportation de déchets est interdite lorsque le destinataire « ne possède pas la capacité et les compétences pour assurer l’élimination de ses déchets dans des conditions qui ne présentent pas de danger pour la santé humaine ni pour l’environnement ».
Or l’Inde ne dispose ni d’une réglementation protectrice de la santé des travailleurs, ni du savoir-faire et de la compétence requises pour réaliser une opération à hauts risques pour la santé et pour l’environnement.
La coque du « Clem » contient encore environ 20 tonnes d’amiante, dans des parties souvent difficiles d’accès. Le désamiantage nécessite
un personnel très compétent, ayant une qualification et une expérience professionnelle éprouvées pour mener à bien cette tâche.
Début mars 2005, l’Andeva a engagé une procédure en référé devant le tribunal de grande instance (TGI) de Paris. Procédure d’urgence, pour tenter d’éviter que l’Etat ne fasse partir le Clem en Inde avant une décision judiciaire. Le TGI s’est déclaré incompétent.
Les réglements de la CEE bafoués
L’Andeva a fait appel de cette décision. Le 22 avril, la Cour d’appel de Paris a rendu un arrêt reconnaissant à l’Andeva le droit de s’opposer au transfert du porte-avions en Inde et ordonnant la production du contrat de désamiantage conclu entre l’Etat français et la société de droit panaméen (!), Ship Decommissioning Industry (SDI).
C’était une première victoire… Mais la Cour, a considéré que la demande de suspension du transfert du Clemenceau en Inde ne relevait pas d’une procédure de référé, mais d’un débat devant les juges du fond du TGI.
L’Andeva a donc fait assigner à jour fixe l’Etat français et la société SDI, afin d’obtenir la nullité du contrat prévoyant le transfert et le désamiantage de la coque du Clemenceau en Inde.
L ’ É tat manœuvre pour gagner du temps
La veille de l’audience, l’Etat créait la surprise en adressant au Procureur de la République un « déclinatoire de compétence » par l’intermédiaire
du préfet de Région. Tirant de l’oubli une procédure datant de 1790 (!), il demandait au TGI de Paris à statuer sur sa propre compétence. Cette ultime manœuvre n’avait pour but que de gagner du temps pour éviter que le juge n’interdise le départ du porte-avions.
Le 5 juillet, le TGI a donné raison à l’État : il a estimé que le navire réduit à l’état d’un coque était encore « un matériel de guerre », que son démantèlement relevait de « prérogatives de puissance publique », que le contrat contenait des « clauses exorbitantes de droit commun » et que, par conséquent, le tribunal n’était pas compétent pour
empêcher son départ. Il a « invité l’Andeva à mieux se pourvoir ».
Face au risque de voir partir le Clemenceau avant que le juge n’ait pu se prononcer sur la légalité du transfert en Inde, l’Andeva a décidé de faire à nouveau appel de la décision du TGI et d’engager en même une procédure devant le tribunal administratif. Dans le premier cas, c’est le contrat entre l’État et la société SDI qui est attaqué en ce qu’il contient
des dispositions contraires à la loi ; dans le second cas, c’est la décision
administrative qui a donné naissance au contrat qui est visée.
Au-delà des problèmes de compétences des différentes juridictions, l’objectif de l’Andeva est de faire en sorte que l’illégalité du transfert du
porte-avions soit enfin jugée sous l’angle de la sécurité sanitaire et écologique.
François Desriaux
Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°18 (octobre 2005)