Eric Jonckheere est le président de l’Abeva, l’association belge des victimes de l’amiante.
Son père travaillait chez Eternit à Kapelle Op-den-Bos.
Dans cette famille unie et heureuse, l’amiante a tué quatre personnes : son père, sa mère et deux de ses frères. Les enfants survivants apprennent à vivre « sous le fil de l’épée ».
Eric a voulu comprendre et témoigner. Il s’est libéré
par l’écriture.
Autour d’une bière, assis à la terrasse d’une brasserie à quelques pas de la gare de Lille, il nous explique pourquoi son livre est un message d’espoir.

« Ma famille a été décimée par l’amiante. J’ai ressenti le besoin d’écrire pour «  vider mon sac  », répondre aux questions de mes enfants, laisser une trace...
J’avais aussi besoin de relayer la parole de maman.

Mère d’une famille de cinq enfants, elle a été contaminée par l’amiante sans avoir jamais mis les pieds dans l’usine. Simple mère au foyer, elle a eu le courage de refuser la somme de 42  000 euros, l’argent du silence que lui proposait Eternit en échange de l’abandon de toute poursuite judiciaire.
Se sachant malade, elle a voulu crier sa rage et agir pour que d’autres après elle prennent le relais.

Au départ, je ne voulais pas faire un livre. J’avais simplement besoin d’écrire, besoin de comprendre et d’expliquer : pourquoi le mot «  mésothéliome  » était rentré dans une famille où mon père et mon grand-père étaient fiers de travailler chez Eternit, où moi-même je distribuais des roches d’amiante à mes camarades de classe...
J’avais besoin d’expliquer comment cette fibre que l’on croyait miraculeuse avait décimé ma famille, de dénoncer cette multinationale qui a exporté la mort dans le tiers monde, de dire ce que j’avais vu au cours de mes voyages au Congo ou en Asie.
Plus tard, j’ai voulu aussi m’adresser au monde syndical et politique, lancer un appel à la réflexion sur la place de la santé dans notre société, sur le principe de précaution...
Nous sommes devenus une famille d’indignés. Ma mère était une indignée, avant que ce mot ne soit à la mode.

J’ai perdu quatre membres de ma famille.
Quand mon père est tombé malade, j’étais en situation difficile aux Etats Unis. Un océan nous séparait. Je savais qu’il était bien entouré, mais j’ai regretté de n’avoir pu échanger avec lui. Ce sont des moments précieux que je n’ai pas pu vivre et que je regrette beaucoup.
J’ai pu être aux côtés de ma mère. C’était une femme croyante, tournée vers le dialogue. Elle a eu le courage de cicatriser par avance les blessures qu’allait causer son départ à ses proches. Elle a parlé à ses petits- enfants avec des mots choisis, leur expliquant qu’elle continuerait à veiller sur eux quand elle ne serait plus là. Elle les a aidés à se construire...
Elle a voulu choisir comment affronter la maladie   : elle a refusé de se faire opérer, son premier souci était de ne pas souffrir et de garder toute sa tête pour préparer l’avenir.

Mes deux autres frères sont morts à 43 ans. Ils avaient tous les deux trois enfants. Eux aussi ont voulu choisir la façon de gérer leur maladie. Le premier a tenté une immunothérapie, qui a malheureusement a échoué. Le second s’est fait opérer. Ce qui lui a donné un répit de 18 mois et le temps de fermer certaines pages du livre familial.
J’ai relaté cette douloureuse expérience pour témoigner mais aussi pour donner des pistes à d’autres qui connaîtront les mêmes épreuves.

Mon éditeur a voulu un titre choc : «  Ma guerre contre l’amiante  ». mais je n’ai pas l’impression d’être en guerre. J’ai dû apprendre à vivre « sous le fil de l’épée », avec cette pieuvre dans les poumons. Je sais qu’elle est en moi. Nous avons fait une sorte de pacte de bon voisinage. Je ne peux pas me permettre d’être en guerre, car cela pourrait réveiller les cellules cancéreuses que j’ai en moi.

Je vis entouré d’amis qui ne sont pas contaminés. Nous passons de bons moments ensemble. Je consacre du temps - parfois beaucoup de temps - à défendre des victimes de l’amiante, mais je ne veux pas «   faire que ça   ». Nos familles ont besoin de nous.
Mon engagement m’a permis de nouer des rapports humains.
Avec Michel, mon compagnon de lutte qui a dressé la liste des victimes de l’usine d’Harmigny, avec des gens que j’admire, comme les veuves de Dunkerque ou Romana Blasotti Pavesi, la présidente de l’Afeva.
J’apprécie de voir se créer un réseau international d’avocats qui travaillent en confiance, de Turin à Bruxelles en passant par Paris.
Ces échanges me donnent de l’énergie. Ils nous aident à comprendre que nous sommes tous «  dans le même bateau  », au-delà des barrières linguistiques et des nationalités.
Mon but n’est ni la vengeance, ni la revanche (l’esprit revanchard m’est profondément étranger).

Si je vais en justice, c’est pour éviter que d’autres que nous ne connaissent les mêmes drames. Faire un procès à Eternit a été un moyen de briser l’omerta entretenue par la multinationale chez les habitants de Kapelle, de garder l’esprit libre pour dénoncer ses agissements. En publiant les résultats des analyses de sols pollués, en créant une cartographie des victimes autour de l’usine, nous avons aidé les mentalités à changer.
J’essaie d’avoir une vision positive.
La vie vaut la peine d’être vécue. Je veux faire grossir les rangs des indignés. Il faut se placer sur le long terme, garder des forces. Après l’épreuve, chercher la résilience. »


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°43 (septembre 2013]