Les 10 et 11 juin, une semaine après le procès de Turin, s’ouvrait à Séville le procès engagé par 26 travailleurs espagnols contre les propriétaires de l’entreprise Uralita. Alessandro Pugno, militant italien de l’Afeva, s’est rendu à Séville par solidarité avec les victimes espagnoles. Il nous livre ici ses impressions et l’analyse de Juan Carlos Paul, le président de la Fedavica, l’association des victimes espagnoles, qu’il a pu interviewer.

Séville, 10 juin au matin    : une centaine de personnes se retrouvent devant le Palais de Justice. Elles sont venues, non seulement d’Andalousie avec l’association locale des victimes de l’amiante, mais aussi de toute l’Espagne.Trois heures d’une impressionnante manifestation où beaucoup de femmes - veuves pour la plupart - sont aux côtés d’enfants d’ouvriers tués par l’amiante.
Dans la salle d’audience, les avocats des 26 travailleurs exposent les doléances des plaignants. Tous sont victimes d’un mésothéliome ou d’une asbestose. Quatre d’entre eux sont décédés depuis le début de la procédure. L’employeur a négligé de prendre des mesures de prévention pour protéger leur santé. Ils estiment à 2,2 millions d’euros le préjudice collectif subi. S’y ajoutent des demandes individuelles d’indemnisations de 33  000 à 325 000 euros.
De l’autre côté de la salle d’audience se tiennent les défenseurs d’une des familles les plus puissantes d’Espagne : celle des banquiers March, originaires de Catalogne, uniques propriétaires d’Uralita jusqu’à fin 2005.

Sous l’impact du verdict de Turin

Pour la première fois en Espagne, la salle d’audience est remplie de journalistes de télévision. Une semaine plus tôt, la cour d’appel de Turin a condamné un dirigeant d’Eternit à 18 ans de prison. L’impact de ce jugement a mis la question de l’amiante sous les projecteurs de l’actualité.
Le procès de Séville c’est aussi la vivante négation d’une vieille antienne qui veut que ce soient toujours les patrons qui sortent vainqueurs de ce type de procès. Pour la première fois, les avocats de la défense ne contestent pas l’objet même du contentieux    : l’omission de mesures de prévention pour protéger la santé et la vie des travailleurs. Ils préférent se battre pour baisser les indemnisations des parties civiles, reconnaissant ainsi implicitement leur responsabilité.

Des délégations de toute l’Espagne

Séville 10 juin après-midi  : les délégations des associations de diverses régions d’Espagne se sont réunies pour faire le point sur la situation et décider des prochaines actions communes. Elles se sont fédérées en 2008 pour constituter une association nationale, la Fedavica.
La première urgence est la création d’un registre national des mésothéliomes, afin de disposer de statistiques fiables et officielles sur les victimes professionnelles et environnementales atteinte de cette maladie. En Espagne, par comparaison avec d’autres pays européens, le nombre de victimes est gravement sous-estimé. Selon l’Institut de Sécurité et d’Hygiène du travail, entre 1977 et 2010, il n’y aurait eu que 4 987 décès dus à l’amiante. Un chiffre 124 fois inférieur au nombre de décès recensés en France   !
Les associations espagnoles estiment que le nombre réel de personnes tuées par l’amiante sur l’ensemble du territoire national aura dépassé 200  000 en 2030.

Des conditions de travail identiques

Venant de Casale Monferrato, j’ai pu faire part de notre expérience et apporter la solidarité des victimes italiennes. J’ai été frappé par la similitude des conditions de travail en Italie et en Espagne. Je me souvient d’avoir, durant le procès Eternit à Turin, entendu la déposition d’un ancien ouvrier qui racontait comment il se nettoyait avec une « soufflette » d’air comprimé. A Séville, j’ai entendu Juan, 68 ans, un ancien ouvrier d’Uralita, dont les poumons sont envahis par l’asbestose, raconter comment il se nettoyait, lui aussi, de cette façon. En Espagne, comme en Italie, les ouvriers rapportaient leurs vêtements de travail couverts de poussières d’amiante à la maison. Des épouses sont mortes d’avoir lavé trop longtemps les bleus de leur mari.

Un début de prise de conscience

En Espagne, l’amiante a été travaillé jusqu’en 2001, année où il fut interdit sous l’effet d’une directive européenne. A Séville, il y a encore quelques années, si l’on demandait à un passant   : «   Savez-vous ce qu’est l’amiante ?   », on n’obtenait qu’une réponse floue, voire pas de réponse du tout. Aujourd’hui, grâce au travail d’information des associations régionales, la population commence timidement à prendre conscience du problème.

L’attitude des magistrats évolue

De 1996 à 2008, sur les 115 jugement prononcés par les tribunaux supérieurs et par le tribunal suprême [l’équivalent de nos cours d’appel et de notre cour de cassation ndlr] seuls 45 ont été favorables aux travailleurs. Aujourd’hui, la tendance s’inverse, parce de plus en plus de victimes préfèrent engager une action collective plutôt qu’une action individuelle.
En juillet 2010, Uralita a été condamnée à payer 3,9  millions d’euros à 45  habitants des communes de Cerdanyola et de Ripollet en Catalogne, où existait une usine d’amiante. C’était le premier procès collectif au civil pour une contamination environnementale. Les plaignants n’avaient jamais travaillé au contact de l’amiante. Ils avaient développé des plaques pleurales parce qu’ils habitaient près de l’usine.
En Espagne, les actions judiciaires devant des juridictions du travail se sont multipliées, mais le nombre d’actions au civil et au pénal demeure faible. Selon les associations de victimes, il y a trois raisons à cela :

- Les tribunaux civils ont jugé irrecevables les actions engagées par des salariés qui avaient conservé des liens contractuels avec l’entreprise.
-   Les actions au civil et au pénal sont plus coûteuses et plus longues que les actions devant des tribunaux du travail.
-   Quand une action est engagée au pénal, les demandes d’indemnisations sont gelées dans l’attente du jugement.

Le jugement devrait être rendu en novembre.
Le changement d’approche des magistrats, la visibilité accrue du problème de l’amiante et le système de défense des avocats d’Uralita (reconnaissance des faits et marchandage sur les indemnisations) nous font espérer que le verdict rendu sera favorable aux victimes.

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Article paru dans le bulletin de l’Andeva n°43 (septembre 2013)