Les victimes de Condé-sur-Noireau posent une question éthique et juridique fondamentale :

« Dans une affaire de santé publique, face à une catastrophe qui fait 3000 morts par an, l’instruction pénale doit-elle rechercher toutes les responsabilités ou se limiter aux chefs d’établissements ?  »


La juge Martine Bernard de la Chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris n’avait pas seulement annulé les mises en examen des 6 directeurs d’Eternit ; elle a aussi annulé 9 mises en examen dans le dossier des victimes de Condé-sur-Noireau !
Comme dans l’arrêt rendu sur Eternit, les motivations avancées sont extravagantes et erronées au regard des pièces mêmes du dossier.
L’ Andeva s’est pourvue en cassation. Elle espère que le dossier Valeo-Ferodo suivra le même chemin que celui d’Eternit.

L’enjeu est très important pour les victimes et pour la justice en général.
Le dossier Eternit, est certes un dossier emblématique car cette société a joué un rôle majeur dans l’affaire de l’amiante.
Mais, en l’état du dossier, les responsables d’Eternit sont mis en examen au seul titre d’employeurs qui n’ont pas respecté le Code du travail en portant atteinte à l’intégrité physique des ouvriers dont ils avaient la responsabilité via leurs contrats de travail.
Ils ne le sont pas à ce jour au titre d’industriels qui ont commercialisé un matériau en sachant qu’il allait provoquer des milliers de morts.
Dans le dossier Condé-sur-Noireau en revanche, ce sont toutes les responsabilités de la catastrophe sanitaire qui sont visées  :

- celle des employeurs des usines Ferodo-Valéo,
-   celle des industriels qui ont sciemment trompé l’opinion et fait du lobbying pour retarder l’interdiction,
- celle des pouvoirs publics qui ont tardé à agir.

Pour l’Andeva, l’objectif est clair : la justice doit juger l’affaire de l’amiante comme une catastrophe sanitaire sans précédent et non seulement comme une simple succession d’affaires d’hygiène et sécurité du travail sans relations entre elles. Pour que toutes les leçons soient tirées et que plus jamais un tel drame ne se reproduise.

Le 4 avril 2012, l’Aldeva a remis à la juge d’instruction la liste (incomplète) de 701 malades et 115 personnes décédées de Condé-sur-Noireau.


Les considérants extravagants de la juge Bernard

Pour justifier l’annulation des mises en examen de Condé-sur-Noireau, l’arrêt de la juge Bernard réécrit l’histoire.

Il considère que la politique d’ «  usage contrôlé   » prônée par les industriels de l’amiante était normale avant 1995.
Il attribue un rôle positif en matière de prévention au Comité permanent amiante (CPA), une structure de lobbying manipulée par les industriels qui a réussi à retarder l’interdiction de l’amiante jusqu’en 1997 !
Il considère «  qu’en l’état actuel des connaissances médicales de l’époque et du contexte international avant 1995, l’absence de décision interdisant l’amiante n’est pas un indice grave et concordant d’une faute d’imprudence et de négligence. », alors que, depuis les années 60, les connaissances épidémiologiques et médicales s’accumulaient et que, dès la première réglementation de 1977, on savait que la valeur limite d’exposition retenue n’était pas suffisante pour protéger du mésothéliome, comme le prouve le procès verbal d’une réunion au ministère du Travail, une des pièces du dossier d’instruction.
L’arrêt estime que «  si le CPA était très actif, la réalité de son influence n’est pas démontrée   ». Plusieurs pièces du dossier prouvent pourtant que c’est le CPA qui a souvent dicté la position française sur l’amiante (voir l’article ci-dessous).
L’arrêt justifie l’absence de de toute faute en expliquant que «   d’autres pays maintenaient l’usage contrôlé.   » Comme si les fautes des uns justifiaient celles des autres !
L’arrêt salue le travail d’information du CPA, en oubliant qu’il a - malgré des preuves scientifiques - contesté le caractère cancérogène de l’amiante chrysotile.
Il salue sa «   volonté d’accompagner la prévention   » oubliant de dire qu’il a combattu des mesures de prévention trop contraignantes et milité contre l’interdiction.


USA 86 - ALLEMAGNE 91 : deux « grandes victoires » du CPA

En 1986 sur proposition de l’Agence de protection de l’Environnement (EPA), le Gouvernement des Etats-Unis édicte l’Asbestos Hasard Emergency Response Act, premier pas vers l’interdiction. L’EPA saisit le Bureau International du Travail (BIT) pour obtenir le bannissement de l’amiante.
Le CPA lance alors une campagne de discrédit des scientifiques de l’EPA et milite pour faire obstacle à l’interdiction. Quand la France fait des observations sur ce rapport, c’est le CPA qui tient le stylo   ! Un PV de réunion du CPA du 30 septembre 1986 se félicite : «   notre démarche a été entièrement relayée par l’administration française ».

En 1991 le gouvernement allemand soumet à la Commission Européenne un projet d’interdiction.
Le CPA se mobilise. La délégation française manoeuvre pour retarder le vote et torpiller l’interdiction. Cette attitude soulève une protestation du ministère des Affaires étrangères qui, dans une lettre du 19 juillet 1992, juge «   intenables   » les arguments avancés par les représentants de la France et rappelle que «   l’amiante provoque des maladies mortelles et a déjà fait suffisamment de victimes.   »

Peut-on accepter que les représentants des industriels de l’amiante et de l’Etat qui étaient au CPA soient absous sans avoir été jugés ?


Article paru dans le Bulletin de l’Andeva n°43 (septembre 2013)